against all odds (scotty)

Partager ses dernières soirées d'été avec d'autres collègues sympathiques était un programme prévu depuis le début des vacances, spécifiquement noté dans l'agenda de Scotty. Partager ses souvenirs, discuter de ce qu'il s'était passé durant cette pause estivale, se plaindre de la rentrée imminente et des collègues foireux autour d'un ensemble de boissons alcoolisés. Le groupe d'amis-professeurs s'était donné rendez-vous dans un bar pour y passer à la soirée à grignoter et boire, surtout boire. Même s'ils avaient majoritairement plus que la trentaine, ils étaient tous de grands enfants. Sûrement pour cela qu'ils avaient choisi de rester à l'école primaire, à enseigner à des bambins. Tout sourire, le jeune homme avait conduit jusqu'au lieu, saluant ses quatre autres collègues et commandant une boisson doucement alcoolisée. Il ne savait plus s'il avait envoyé un message à son fils pour le prévenir de son absence de la soirée, sûrement, pensa t-il. Et les discussions commencèrent, les sujets s’entassaient les uns sur les autres, tous agrémentés de rires de bons enfants. Pour ceux, cette réunion était un moyen d'alléger la pression liée à une nouvelle rentrée, nouvelle classe et nouveaux collègues. Les minutes passèrent, puis les heures aussi et après un énième verre -il avait complètement oublié de compter mais il avait beaucoup bu-, il sentait fléchir. La tête qui tourne, les sensations de vertige, le rire facile. Il riait de tout, pour n'importe quoi. Vingt-deux heures approchait et le groupe décida de se séparer, chacun avait sa petite vie rangée, la majorité avec femme et enfants. Scotty était libre et s'il était déçu que la soirée se finisse aussi vite, il salua joyeusement ses amis. Trouvant refuge dans sa voiture, il commença à démarrer, se concentrant avec précision afin de ne pas faire d'accidents. De là où il était, il fallait quinze minutes pour rentrer à son appartement. Cela pourrait le faire, il le devait. Démarrant l'engin, il s'engagea sur la route, se forçant à garder les yeux ouverts. La nuit étoilée avait recouvert Whitby, cachant le soleil pour quelques heures.

Lorsqu'il se gara, il poussa un cri de soulagement, se sentant comme une sorte de Dieu de ne pas avoir eu d'accidents, ni même de s'être fait arrêter par un gendarme. Heureux comme tout, il se demandait s'il n'allait pas finir la soirée à boire en compagnie de son fils. C'était vendredi soir, il fallait en profiter. Titubant, il se sentait perdre l'équilibre, perdant quelque peu de sa stabilité naturelle. Sans même frapper, il ouvra la porte, poussant par la même occasion un grand bâillement et avant même qu'il n'ait eu le temps d’appeler, il vit son fils au loin dans le salon. Quel rabat-joie. Pourtant, c'était lui, le plus jeune des deux, lui qui devrait boire comme un trou tous les soirs. Vacillant sa main en tant que négation, il répondit  « Non, non, t'inquiètes. J'étais, j'étais juste avec des potes. On a bu des verres, c'était sympa. T'inquiètes. » Il baillait longuement de nouveau, se mettant soudainement à rire légèrement, marchant jusqu'à son fils pour lui adresser un baiser sur la joue, agrémenté d'une légère tape sur l'épaule. Brave gosse, il était fier de lui, fier de ce qu'il était et il regrettait amèrement de l'avoir abandonné des années auparavant. « Tu voulais ? » Et son regard dériva sur la table basse où des albums, dont une photo sortie étaient dispersés. Oh. Lentement, sans faire attention à son fils, il se dirigea vers la photo. « Qu'est-ce que ? Thea... » Il fronçait les sourcils en entendant son prénom.

Cela faisait maintenant six ans que tu habitais avec ton père. A vingt et un ans, cela faisait un moment que tu aurais pu partir de là et te trouver un petit studio mais tu n’avais pas vraiment les fonds et l’envie de le faire. Les fonds, ça commençait à arriver, l’envie, pas vraiment. Tu avais l’impression qu’il y avait encore tellement de choses que tu ne savais pas sur ton père, tu avais toujours l’impression d’avoir loupé quelque chose, tu ne te sentais pas encore prêt à le quitter, tu le vivrais comme un abandon. Non, pour l’instant tu restais habiter avec ton père pour le meilleur … mais aussi pour le pire. Il était célibataire, tout comme toi mais il était beaucoup plus actif au niveau des gens qu’il côtoyait que toi. Peut-être parce qu’il n’avait pas eu à vivre ce que tu avais eu à vivre. Tu n’étais pas bête, tu savais que ce n’était pas courant d’être toujours vierge à vingt et un ans et ce n’était pas parce que tu voulais attendre le mariage ou quoi que ce soit. Non, c’était plutôt parce que tu avais peur. Peur de l’abandon, peur de te réveiller le lendemain matin et de trouver le lit vide. Les coups d’un soir pourrait être ta solution mais non, tu n’étais pas le genre dragueur, tu avais du mal à t’ouvrir, à jouer un rôle comme le faisait Aleksi. Mais bon, cela n’avait pas d’importance. Tu n’avais jusqu’à aujourd’hui pas vraiment eu envi de parler avec ton père de ta mère, de pourquoi tu n’avais pas eu droit à un parent pendant quinze ans. Tu n’avais pas demandé parce que tu avais peur qu’il t’abandonne encore une fois. Qu’il se rappelle ses raisons et qu’il ne veuille plus de toi et ça, pendant longtemps, ça avait joué surtout que tu aurais pu te retrouver de nouveau en foyer. Alors tu n’avais rien dit, tu avais gardé tes questions pour toi. Mais aujourd’hui c’était différent, cela faisait six ans que tu étais ici et tu avais une vie en dehors de ton père. Quand tu avais trouvé cette photo dans un vieil album couvert de poussière, tu n’avais pas hésité à la prendre comme un prétexte à des explications. Peut-être que cette femme n’était pas ta mère mais quelle importance ? Cela lancerait le sujet …

Cependant, rien ne se passa comme prévu dès que ton père eut mis un pied dans l’appartement. Une chose avait toujours été claire avec on père, il ne s’était jamais préparé à l’être. Et te récupérant adolescent, il avait eu vraiment du mal à savoir quelle attitude avoir en ta présence. Mais les choses avaient évolué et ce soir, il n’avait apparemment aucune honte d’arriver à l’appartement saoul. Tu n’étais pas un grand consommateur d’alcool, remplir ton sang de ce breuvage n’était pas spécialement quelque chose que tu faisais souvent et il ne fallait pas être un géni pour savoir qu’en général, ce n’était pas le meilleur comportement pour un parent. « Non, non, t'inquiètes. J'étais, j'étais juste avec des potes. On a bu des verres, c'était sympa. T'inquiètes. » Tu levais un sourcil. Ouais, c’est ça, comme si tu allais le croire de toute manière, il était clair et net qu’il était bourré, ses bâillements et ses gestes très peu précis te donnaient la réponse à ta question sans parler du fait qu’il sentait l’alcool à plein nez. « Je m’inquiète seulement pour la gueule de bois que tu auras demain matin. Si tout le monde est dans ton état avec un verre, je pense qu’on peut bannir l’alcool en Angleterre. » Dis-tu en levant les yeux au ciel. Tu étais excédé. Pas parce que ton père avait bu, c’était sa vie après tout, il faisait ce qu’il voulait. Mais tu étais excédé parce que du coup tu n’allais pas pouvoir parler sérieusement avec lui de ce qui te travaillait … Cependant, avant que tu n’aies le temps d’ajouter quoi que ce soit, il tomba sur la photo en disant : « Tu voulais ? Qu'est-ce que ? Thea... » Thea … Un prénom, c’était déjà pas mal non ? Enfin, tu ne te réjouissais pas trop vite, peut-être que ce n’était pas ta mère. Mais une chose était certaine, cette photo bouleversait ton père, bourré ou pas. Tu décidais alors d’être franc : « C’est ma mère ? » Oui, tu étais curieux, tu n’y pouvais rien.

La photo était celle où Scotty était avec Thea, tous deux habillés en tenue de soirée pour le bal de promotion de leur école. Une des dernières photos qu'il avait avec elle, pour tout dire, sa dernière photo. Quelques semaines après cette soirée, la jeune fille avait donné naissance à un nouveau-né dont Scotty s'était chargé de lui donner un nom, la mère ne voulant aucunement en entendre parler. Elle avait quitté la ville ensuite, laissant tout derrière elle. Si les premiers mois de séparation étaient extrêmement douloureux, il s'était décidé de l'oublier, d'effacer sa mémoire, de faire comme elle, supprimer tout ce qui ne lui convenait pas et souffrir à cause de son absence était devenu une de ces choses. Elle n'était qu'un lointain souvenir, refaisant surface parfois, rarement maintenant. Voir cette photo eut l'effet d'une claque émotionnelle sur sa joue, replongeant dans ses plus jeunes souvenirs. Elle était sa destinée, elle était dorénavant son passé. Il en avait oublié totalement la présence de son fils dans la pièce, ce dernier lui rappelant qu'il était là par une seule question. Cela te faisait penser que vous n'aviez jamais eu de discussions sérieuses à propos de cette femme, le sujet s'était immédiatement présenté comme tabou pour vous deux. « Oui, si on peut dire. » Les larmes lui montèrent aux yeux rougis déjà par l'alcool. Il sentait quelques petites gouttes qui s'écoulaient sur sa joue. L'émotion était de trop. Il n'aimait pas le mot mère, on ne pouvait pas parler de mère dans ce cas, seulement de génitrice. Elle ne s'était jamais attachée, elle n'avait aucun droit sur son titre de mère. Mais lui, pouvait-il le prétendre aussi ? Même si depuis six ans, il essayait de se rattraper, personne ne pouvait effacer quinze ans d'absence comme cela. Jamais, ils resteront toujours gravés. Il ressentait le besoin de s'asseoir car d'un instant à l'autre, il perdrait pied et sans plus, il alla s'asseoir sur le canapé, adressant une petite tape à côté de lui afin que Nigel s'y installe aussi. C'était peut-être l'alcool, c'était peut-être ce douloureux poids à porter, sans jamais se confesser, mais Scotty décida de jouer la carte des révélations, tête baissée. « Elle était spéciale. Séduisante, secrète... mystérieuse. Elle aimait peut-être tellement les mystères qu'elle en est devenue un. » En y repensant, il s'était toujours senti inférieur à elle, comme s'il ne la méritait pas, comme si son couple n'avait jamais été légitime. Si elle s'était confiée par moment, une part d'elle -plutôt immense- restait secrète. Cachée de tous, cachée aussi d'elle-même. Cliché, cette situation l'était. Beaucoup de garçons à l'école rêvaient de l'avoir et lui, entre tous, l'avait obtenu avant de la perdre, définitivement. Relevant la tête, il fit face à Nigel, l'air morose et toujours ivre. « Tu sais... Je t'aime, t'es mon fils. » Simple, trop con à dire. Il se sentait pitoyable, il se sentait surtout nauséeux aussi et soudain, il sentit une remontée, abandonnant Nigel au canapé, courant jusqu'aux toilettes pour vomir. Cette soirée était un désastre.

Il y avait bien une raison. Il y avait bien une raison qui expliquait que tu n’avais pas abordé le sujet. Ta mère n’avait jamais répondu à ton appel quand tu avais essayé de la contacter il y a de cela six ans. Ton père était venu par contre et tu lui en étais tellement reconnaissant qu’en sentant que le sujet était tabou, tu n’avais pas cherché à en savoir plus. Pourquoi chercher ? Il t’avait offert un échappatoire et une chance de le connaître. Tout n’était pas simple entre vous, bien au contraire. Quinze ans de ta vie restaient écrites sans sa présence et pourtant … Mais peu importe qui elle était, au fond tu avais besoin de savoir. Connaître son visage, son nom, pourquoi elle ne voulait pas de toi. Ton père n’avait pas tardé à te donner son âge, tu savais qu’il avait quinze ans à l’époque, ta mère aussi certainement alors ils avaient dû avoir peur mais y avait-il que ça ? Tu connaissais des gens qui gardaient leur enfant dans tous les cas … Parce qu’il faut vraiment être un adolescent paumé pour penser que ton enfant aura une vie meilleure dans un orphelinat. Remarque, c’est peut-être toi, tu n’as jamais eu la chance d’être adopté. Trop renfermé, trop méfiant, trop tu ne savais plus quoi à la fin. Mais toujours trop quelque chose. « Oui, si on peut dire. » Tu comprenais ce que ton père voulait dire. Non, cette femme n’était pas ta mère, pas dans le vrai sens du terme. Elle n’avait jamais été là pour toi, elle n’avait pas répondu à ton appel, elle était un vagin avec des ovules qui avaient rencontré un sperme et rien de plus. Mais cela n’empêchait pas le fait que tu avais besoin de savoir qui elle était. Tu ne partiras pas à sa recherche, tu n’as pas spécialement envi de la rencontrer, il était clair qu’elle n’avait pas envi de te voir. Mais au moins tu sauras. Tu ne dis rien, il n’y avait rien à dire, tu laissais ton père enchaîner. « Elle était spéciale. Séduisante, secrète... mystérieuse. Elle aimait peut-être tellement les mystères qu'elle en est devenue un. » Sa réponse n’était pas du tout mystérieuse par contre … Tu soupirais, cela ne t’apprenait pas grand chose mais tu pouvais voir que ces souvenirs étaient douloureux pour ton père. Tu pouvais voir que cela lui coûtait d’autant plus que l’alcool qui coulait dans son sang ne lui permettait pas de cacher ses émotions. « On est peut-être mieux sans un mystère non ? » Dis-tu avec une once de rigolade. Il fallait bien se détendre un peu et puis bon, ce n’était pas un interrogatoire non plus. Si ta mère était un mystère, tu n’allais jamais rien savoir de bien intéressant sur elle. Tu vins alors prendre place sur le canapé en face de ton père qui te dit : « Tu sais... Je t'aime, t'es mon fils. » Tu levais un sourcil, la surprise écrite sur ton visage. Quoi ? D’où est-ce que ça sortait ça ? Apparemment ce fut trop d’émotions car ton père se leva et partit en courant. Il ne fallait pas être un génie pour savoir ce qu’il faisait dans les toilettes. Soupirant, tu te levais et tu allais dans la cuisiner chercher un verre d’eau avant d’aller dans ta chambre récupérer une aspirine, tu en avais pris une hier soir. Tu sortis aussi les restes de gâteaux que tu avais ramenés de la journée et tu posais le tout sur la table basse. Quand ton père revint, tout l’attendait. « Juste un verre hein ? » Ne pus-tu t’empêcher de dire. C’était plus fort que toi. « Je sais, que tu m’aimes. Malgré tout le reste je le sens. Je t’aime aussi, ce n’est pas la question, j’ai juste besoin de savoir, savoir ce qui a fait que j’ai passé quinze ans de ma vie dans un orphelinat ou un foyer. » Dis-tu sans quitter ton père des yeux. Tu n’avais pas honte de ton passé, ce n’était pas des souvenirs très gai c’est tout. « Tu n’as même pas idée de l’opportunité que tu m’as donné en me sortant de là … » Non, il ne pouvait pas comprendre …

Les larmes l'envahissaient, s'écoulaient sur son visage horrifié et malade. Accroupi, la tête dans la cuvette, il régurgitait tout l'alcool qui coulait en lui, ce trop plein qui n'avait pas trouvé sa place. Son esprit s'était embué, devant à la fois triste et nostalgique d'un passé tragique. Pendant quelques instants, il restait là, accroupi, dévasté d'un passé qu'il pensait pourtant avoir oublié mais rien n'y faisait, les souvenirs restaient gravés dans sa mémoire. Lentement et avec difficulté, il se releva de sa place pour retourner dans le salon. Il se sentait morose et barbouillé, voulant dormir pendant longtemps. La plaie. « Peut-être plusieurs. » avoua-t-il peiné à son fils. Il n'était pas fier que sa progéniture le voie comme cela, dans cet été. Un père apparaissant comme alcoolique qui revient tard le soir à l'appartement, cela ne le faisait pas. Pas du tout. D'un autre côté, il n'allait pas se priver des joies de la vie. Quoique, maintenant qu'il était officiellement père, il devait peut-être prendre son rôle à cœur. Ce que Nigel vint lui dire en suivant l'acheva. C'était comme un couteau planté en plein coeur, la mémoire de Scotty répétant à l'infini cette phrase. Savoir ce qui a fait que j’ai passé quinze ans de ma vie dans un foyer. Il se mit à trembloter, à avoir mal à la tête, grimaçant devant son fils, baissant même la tête, couvert sous sa honte. Prenant l'aspirine avec une gorgée d'eau, il ne se sentait pas de manger. Il avait besoin de calmer les choses, se calmer lui-même aussi. Prenant une grande inspiration, le trentenaire regarda un bref instant dans les yeux son fils avec un air désolé. Oui, il était désolé. « On était jeunes, on avait quinze ans, on était au tout début de notre vie et on avait commis une erreur. » Il ne mesurait probablement pas ses propos, s'étonnant même de ne pas maitriser son vocabulaire. Nigel n'était pas une erreur et même si c'était un accident, au final, cela ne l'était pas. La suite peinait à sortir, des mots trop difficiles à s'échapper de la gorge du professeur honteux. Quelques petites larmes s'échappèrent de ses yeux, perlant sur ses joues. « Et.. et.. ta mère ne te voulait pas. Elle ne voulait pas avoir d'enfants, elle voulait simplement vivre sa vie comme elle l'entendait. Après qu'elle ait accouché, il ne lui a fallu qu'une dizaine de jours pour regrouper toutes ses affaires et partir. Je ne me voyais pas t'élever seul, du haut de mes quinze ans et égoïstement, je ne voulais pas que mes parents, tes grands-parents t'élèvent à ma place... » Il se sentait mal. Terriblement mal même si une pointe de soulagement était présent. Il était un raté, nul. Il avait abandonné son enfant et rien ne pouvait changer cela.

Tu avais besoin de savoir, c’était aussi con que ça. Tu avais déjà vécu vingt et un ans dans l’ignorance et tu avais besoin de savoir. Tu t’en fichais comme de l’an quarante de ne pas connaître ta mère. Au fond, si elle n’avait pas répondu à ton appel c’était qu’elle ne voulait pas te connaître. Tu avais eu sept ans pour faire ce deuil. Par contre, tu avais besoin de savoir pourquoi tu n’avais pas eu de parents pendant quinze ans. Pourquoi il avait fallu envoyer une lettre à quatorze ans pour retrouver ton père, pourquoi il avait fallu que tu attendes tout ce temps avant d’avoir un parent. Tu savais aujourd’hui que si tu n’avais pas envoyé cette lettre, les choses seraient bien différentes. Des fois, il t’arrive de te demander si tu avais bien fait de l’envoyer, si ton père n’avait pas été mieux sans toi, si tu n’étais pas un poids plus qu’autre chose. C’était plus fort que toi, peut-être que ce n’était pas le cas mais quand tu voyais l’état de ton père ce soir, une chose était certainement, il n’était pas prêt à être réellement père. Ce n’était pas trop grave avec toi, tu avais grandi en sachant comment s’occuper de toi, sans en demander trop aux personnes qui t’entouraient alors tu laissais faire ton père, tu le laissais endosser le costume du père quand il en avait envi et de l’étudiant quand ça le chantait parce que tu ne voulais pas être une charge et tu savais prendre soin de toi. Et surtout, malgré tout il t’avait sorti du système ce pour quoi tu lui en seras toujours reconnaissant. Il revint s’asseoir, tout tremblant. Voilà pourquoi tu évitais de boire, cet état frileux et la gueule de bois le lendemain ne valaient pas le coup. « On était jeunes, on avait quinze ans, on était au tout début de notre vie et on avait commis une erreur. » Au moins, c’était clair et net cette fois. Tu ne t’attendais pas à une telle réponse mais au moins tu en avais une. Tu étais donc une erreur, tu étais donc la chose qu’il fallait absolument effacer au plus vite et quoi de mieux que de laisser son enfant à l’orphelinat n’est-ce pas ? Avant que tu n’aies pu réagir, ton père enchaîna : « Et.. et.. ta mère ne te voulait pas. Elle ne voulait pas avoir d'enfants, elle voulait simplement vivre sa vie comme elle l'entendait. Après qu'elle ait accouché, il ne lui a fallu qu'une dizaine de jours pour regrouper toutes ses affaires et partir. Je ne me voyais pas t'élever seul, du haut de mes quinze ans et égoïstement, je ne voulais pas que mes parents, tes grands-parents t'élèvent à ma place... » Non, c’était mieux de faire élever son enfant par des inconnus, par le système parce qu’une erreur est plus vite effacée ainsi. C’est plus facile de vivre loin de ce petit être qu’on a abandonné en se persuadant qu’il va bien que d’être là, toujours à pouvoir le voir chez ses parents et se rappeler ses erreurs. Tu étais plus blessé que ce que tu étais en colère. Tu étais profondément blessé mais tu étais habitué maintenant, tout ton entourage semblait résolu à te blesser, encore et encore. « C’est plus facile de faire disparaître ses erreurs que de les regarder en face … Au moins je sais maintenant. » Dis-tu parce que tu ne savais pas quoi dire de plus. Que pouvait-on dire à son père quand il vous annonce que vous êtes une erreur ? Mais si tu l’étais, pourquoi était-il revenu ? Pourquoi était-il venu te chercher ? « Tu n’aurais jamais eu à me revoir tu sais, si tu n’avais pas répondu à ma lettre. Je n’attendais rien de ces dernières de toute manière. Et puis être père ne semble pas être une vocation alors pourquoi être venu ? » Oui, s’il avait réellement voulu effacer son erreur, il ne serait jamais venu. Tu ne serais pas là aujourd’hui et peut-être que ce serait mieux ainsi, ton père pourrait vivre sa vie comme il l’entend sans que tu sois toujours là pour le gêner …

Scotty ne savait plus grand chose, il était perdu, noyé par son chagrin, sa douleur, sa nostalgie et l'alcool qui persistait dans son organisme. Tout était plus facile avec l'alcool, il fallait le reconnaître. Ses révélations avaient été allégées, bien que mal formulées, emplies de maladresse comme à chaque fois. Après tout, c'est ce que Nigel demandais, des révélations, des explications, quelque chose qui pouvait l'aider à répondre à son passé et pour une fois, le professeur avait été résolu à lui donner ce qu'il avait envie, réellement envie. En contrebalancement, il entendait Nigel lui répondre avec une dureté dont il n'avait jamais perçu en lui. « C'est pas ce que j'ai dit, tu m'as compris... » déclara Scotty en lui coupant la parole. Des larmes commençaient à couler en bas de ses yeux. La situation se complexifier et cela lui faisait mal, lui créait une immense douleur dans la poitrine. Il se sentait dépassé par la situation, perdu, ne voulant plus rien faire, désirant seulement se recroqueviller sur lui-même pour ne plus faire face au monde. Les paroles de Nigel le transperçaient comme s'il s'agissait de petits couteaux qui se plantaient dans sa peau.

« Nigel, tu ne peux même pas t'imaginer à quel point j'ai souffert aussi. J'ai essayé de trouver des solutions, j'ai vraiment essayé... Si je suis enseignant, si je suis avec des petits, ce n'est pas pour rien, tu sais... Et quand tu m'as contacté, je crois que ça a été le plus beau jour de ma vie, après que tu aies accepté de venir ici. » Ses larmes se multipliaient, son esprit s'embuait, il était pathétique, se sentant honteux et coupable d'un crime dont il ne pourrait jamais se défaire. Baissant la tête, il se sentait complètement démuni, ne sachant clairement pas quoi faire. Que pouvait-il bien faire après tout ? Payer continuellement ? Se prendre des reproches jusqu'à la fin ? « Je, je sais pas quoi t'offrir de plus ? J-j'sais pas ce que tu veux... »

Sans même laisser Nigel réagir, il se noyait dans ses remords, dans sa tristesse qui lui paraissait immense et laide. Il en avait marre, il semblait triste, demeurait dans une colère mauvaise contre lui-même, contre celle qu'il avait aimé durant son adolescence, contre son fils pour le blesser autant. « Tu sais quoi ? Laisse tomber, okay. Vas-y, si ça te chante, continues à dire que je suis un mauvais père et tu sais quoi ? C'est la vérité, je suis un mauvais père, je sais pas m'y prendre, j'essaie et pour ce genre de choses, y'a pas de mode d'emploi. » Tel un adolescent en crise, il voulait simplement sécher ses larmes, aller dans sa chambre, se coucher pour tout oublier.