Davidyork ~ Anyone can play guitar

« Hey. » Le visage de l’homme qui s’affiche sur mon écran adopte cet air confus si caractéristique. Même ivre, je ne lui arrive pas à la cheville... Un rire me traverse, laissant les traits de mon visage se détendre en une expression presque juvénile. J’aime ces moments, ils sont rares. Mon père a toujours été un lève-tôt, et le seul moment de la journée où il est possible de le joindre est aux petites heures avant qu’il ne prenne le large pour bosser toute la journée. « David ? » Le cadre bouge, car il a le réflexe de déplacer son propre écran pour ajuster l’image qu’il reçoit. « Attends, c’est moi qui dois le bouger… » Je m’exécute pour corriger la situation, je déplace légèrement ma chaise pour mieux être centré, puis me penche. « Je t’entends mal. » J’acquiesce en jetant un coup d’œil au dessus de mon épaule. Difficile de nier qu’en tournée, les nuits sont rarement paisibles, surtout les soirs de concert. La musique en provenance de l’autre chambre est si forte qu’elle gêne un peu cette conversation. Même majeur et vacciné depuis longtemps, je suis ravi que mon père n’ait aucune idée de ce qui se trame dans la chambre d’à côté où les autres membres du groupe s’adonnent à une beuverie dans les règles de l’art. « Je suis à New-York, on vient de faire un concert. Il est 2h du matin ici. » Il me semble parfois que mon père est bien le seul être du monde à ne pas avoir conscience de ce je fais chaque jour, entre les médias qui donnent l’impression de me suivre à la trace et tous les gens avec qui je bosse quotidiennement. Ces échanges virtuels me font toujours un bien fou, même au beau milieu de la nuit. Revoir brièvement la maison, la lumière du petit matin qu’il m’est dorénavant assez rare d’apprécier après m’être endormi aux petites heures, les couleurs de Whitby, reflets d’un monde qui me semble parallèle. « Tu devrais dormir. » Je suis tenté de rire à nouveau, bien vite rappelé à l’ordre par son air si sérieux. Je m’attendris devant la maladresse de l’homme qui, encore à vingt-sept ans, me témoigne de son inquiétude paternelle. Il n’a pas tort, je suis épuisé. Je ne m’arrête jamais, mais c’est bon de vivre à cent milles à l’heure. Mon rythme cardiaque est toujours en course, mes tympans me donnent encore l’impression d’être sur scène. « Je le ferai. » Et j’y compte bien, mais après avoir profiter de la fin de cette soirée. Mon père me regarde, ses traits ne s’adoucissent pas et je voudrais lui dire de se détendre. Parfois, j’aimerais qu’il ait quitté ce village une fois dans sa vie. Cela l’aiderait sans doute à mieux comprendre ce que je suis en train de vivre : ma passion, l’occasion d’une vie, un succès inespéré aux proportions parfois même trop grandes pour moi. J’aimerais lui raconter le concert de ce soir dans tous ses détails, celui de la veille à Boston, ou encore mon anxiété de prendre l’avion pour Toronto demain en milieu d’après-midi. Je sais toutefois que la meilleure, et la seule façon de faire plaisir à mon père, est de lui assurer que ma santé se porte bien. Il a toujours été homme de peu de mots. « Tu vas bien ? » L’homme hausse les épaules, presque dérangé par la question, grommelant tout de même positivement que c’est la routine. À tous les coups, cela me rappelle que j’ai abandonné à son train-train quotidien ma seule parenté. Vive pointe de culpabilité, mais je m’efforce de sourire en me concentrant sur l’image pixélisée sous mes yeux. « On essaie encore de voir pour une tournée en Europe, je suppose que ça se fera bientôt. » Une excuse, comme toutes les autres. Je suis pourtant sincère quand je lui dis que je suis impatient de passer par la maison, cela fait trop longtemps que je n’ai pas eu l’occasion de le serrer dans mes bras ou de voir des amis là-bas. Je sursaute alors qu’on cogne fortement à ma porte. Un éclat de rire derrière celle-ci et des bribes de conversations, mon prénom qu’on tonne, me rappellent qu’on s’attend de moi que je rejoigne la petite fête. « Je dois y aller, je te rappelle bientôt. » Il sourit enfin, tirant la même expression chez moi. Aucun effort n'est de trop pour lui prouver que je suis vraiment heureux. « Bonne nuit, David. » La nuit est pourtant encore bien jeune et je ne suis pas prêt de fermer l’œil. « Bonne nuit, papa… » Je reste devant mon écran un long moment après que l'image de mon père soit disparue.

You'd kill yourself for recognition
Kill yourself to never ever stop
You broke another mirror,
You're turning into something you are not

Partageant une cigarette avec mon guitariste au beau milieu de la chambre trop peuplée, je laisse mon regard balayer la pièce avec attention. Des filles, des bouteilles, de la fumée, en somme peu de surprises. New-York ou ailleurs, cela se ressemble assez. Je n’ai jamais eu un goût si prononcé pour les nuits interminables, mais pour l'esprit de groupe, je fais toujours au moins acte de présence quelques heures avant de gagner ma chambre pour de bon et de trouver quelques précieuses heures de sommeil. « T'as vu Peter ? » je demande à mon compagnon, qui se contente de hausser les épaules. Notre producteur, et agent, nous accompagne toujours en tournée, souvent même - et surtout - dans ces soirées pour décompresser avant de lever les voiles pour une autre grande ville. J’inspire une dernière bouffée de ma cigarette avant de l'écraser dans le cendrier posé sur les draps. Il y a longtemps que les gars ne posent plus de question et je leur en suis reconnaissant. Tous savent, sans qu'il ne soit nécessaire d'en parler vraiment. On étale non sans mal les détails de ma vie dans les médias, mais cette donnée précieuse a su rester secrète sans l'être. Je me lève, laissant Jackson à son plaisir puisque je n’ai pas l’intention de profiter de la présence de nos invitées. Je me fraie un passage jusqu’à la porte de la chambre. Le couloir de l'hôtel est silencieux, exception faite du vacarme en provenance de la pièce que je quitte tout juste. Je monte les escaliers quatre par quatre, direction l’étage du dessus pour le 702. Je fouille quelques secondes dans mes poches pour sortir le double de la carte magnétique de la chambre, poussant un soupir de satisfaction une à l'intérieur. La lumière tamisée et le silence me font le plus grand bien. « Depuis quand tu dors à cette heure ? » je demande en m'approchant du lit dont les draps sont défaits. Il n’y a pourtant personne. Quelque chose cloche, je m’en rends aussitôt compte sans pourtant porter attention aux détails qui auraient dû me pister plus clairement sur les faits. Me concentrant sur le silence et mes yeux s'habituant peu à peu à la noirceur, je réalise que quelqu'un occupe la salle de bain puisque le jet de la douche est en fonction. « Peter ? » Je l’appelle en poussant la porte de la salle de bain. Au travers du rideau, j’aperçois indistinctement non pas une silhouette, mais bien deux. Une rumeur sonore de panique, l'un repousse l'autre. « Merde... » Je distingue rapidement la voix de Peter, puis une autre que je ne connais pas. Le rideau s'ouvre, ne me laissant qu’entrevoir l’autre homme, nu bien sûr. Plus jeune, début vingtaine. « David, c'est pas... » Le sang me monte à la figure avant même que je ne réalise totalement, je tourne les talons sans écouter un seul mot. Je vais exploser. Mû par un calme plat et une confusion béante, je sors de la chambre aussi rapidement que possible. Quelques instants à peine plus tard, j’entends la porte s'ouvrir et se refermer à nouveau. Peter me rattrape, vêtements enfilés avec empressement, et prend mon bras, me forçant à m’arrêter. « David... » Je cligne à peine des yeux, aucun mot n'arrive à franchir le cap de mes lèvres durant d'interminables secondes où c'est le vide intersidéral en moi. Tout s'écroule. « J'ai bu, c'est rien... » Un éclat de rire m’anime soudainement. Comme cela sonne faux, et comme il y a une lueur coupable dans ses yeux. « Tu dis ça aussi, à ta femme, pour moi ? » Les lèvres de mon agent se pincent en une expression sévère. L'hilarité ne me lâche pas pour autant. « Ne fais pas le gamin... » Il tente de m’attirer à lui, je résiste avec fermeté. « Tu pensais que je ne le saurais pas ? » Instinctivement, je lui montre la carte magnétique d’accès à sa chambre, que j’ai. Que j’ai toujours, chaque fois que nous sommes à l’hôtel. Je suis en colère, en furie pour être bien exact, mais une vague de tristesse s’empare doucement de moi, assombrissant les traits de mon visage. « David, je te dis que ce n’est rien. Ce n’est rien d’important. C’est personne. » « C’est important pour moi ! » J’hurle presque, je sens que cela le met mal à l’aise et c’est bien là la seule satisfaction que je puisse trouver. Il jette des coups d’œil aux alentours, et ça me motive à garder le ton élevé. « Calme-toi… » Je crois rêver. C’est un putain de cauchemar. Cet homme est celui qui m’a ouvert toutes les portes, qui m’a conduit à embrasser cette vie. Il a cru en moi alors que personne ne voyait autre chose qu’un gosse d’intelligence moyenne bon rien qu’à suivre les traces de son père. J’ai couché avec cet homme un nombre incalculable de fois depuis que nous vivons ainsi en déplacement, sur la route. Malgré sa femme. Malgré les autres, le groupe. Malgré que je n'aurais jamais le courage de dire à mon père que j'aime un homme. « Va baiser ce petit con et laisse moi tranquille... » Je roule les yeux, j'ai besoin de m'éloigner. Je déteste m'énerver, crier. Je sens que si je reste une seconde de plus, c'est ce que je ferai et pire encore. « Réfléchis, David. » Je me retourne vers lui brusquement, les sourcils froncés. Comment peut-il me dire une pareille idiotie ? Comment ose-t-il adopter ce ton paternel et stupide, me traiter comme un enfant en train de piquer une crise ? « La tournée... le prochain album... » Parce que ça se résume à ça ? J'ai du mal à croire qu'il me serve un chantage aussi grossier, qu'il essaie de me faire peur ou je ne sais quoi. « Ne gâche pas tout. » Je secoue la tête négativement. « Ça n'a rien à voir avec la tournée... Nous deux. » Je sens les larmes me monter aux yeux, cela brûle. Peter me sert un discours digne de l'homme d'affaires qu'il est, des excuses, encore et toujours. Comme pour sa femme, qu'il n'a jamais quittée malgré les injures qu'il a pu dire dans son dos. Comme pour tant de choses, je le réaliserai plus tard.

In a little while
I'll be gone
The moment's already passed
Yeah, it's gone

Mon avocat me glisse sous le nez un dernier papier. Je lève les yeux, distrait, quand il m’indique l’endroit où je dois signer. J’hésite une seconde, mais c’est loin d’être parce que j’envisage de ne pas aller jusqu’au bout. La décision est prise depuis longtemps, surtout après tout ce que ces démarches pour me défaire des contrats artistiques m’engageant pour la tournée américaine en cours, ont révélé. J’ai encore du mal à y croire, encore plus à accepter de m’être laissé manipulé de la sorte. Bien des gens ont tenté de me convaincre que c’est loin d’être aussi dramatique que je le crois, que même si mon agent (et ancien amant) m’a passé sous le nez de gros montants d’argent qui auraient dû me revenir, et qu’il a empoché, j’ai eu droit à un succès plus que satisfaisant. Le fait est que ce n’est pas l’argent qui soit vraiment en cause. J’ai fondamentalement perdu l’envie de continuer dans cette voie que je croyais m’être salutaire. J’en ai assez de faire plaisir à tous et chacun, de me plier aux exigences. Tout ce que je voulais, c’était de faire de la musique. Et je n’en ai plus envie, elle me tue. « Voilà… » je marmonne, après avoir inscrit soigneusement ma signature. Je regarde brièvement mon avocat, qui m’indique que je peux partir. J’acquiesce, soulagé. Malgré tout, j’ai aussi ce sentiment du vide qui m’engloutit peu à peu. Une pointe de regret ? Je n’en sais rien. J’aurais aimé que ce soit différent, mais je prends la seule décision qui ne me rendra pas fou. Je suis un peu étourdi en marchant vers la sortie, ayant même du mal à m’arrêter sur ce que je ferai une fois à l’extérieur de l’édifice. Mon téléphone cellulaire vibre dans ma poche. J’observe l’écran quelques secondes. Ne le fais pas… m’écrit-il. J’ai pourtant déjà signé. C’est trop tard, une fois de plus. Ces dernières semaines, j’ai bien vu que Peter regrettait. Aucune de ses excuses ne m’a convaincu que c’était ce qu’il y a eu entre nous qu’il regrettait, ou encore les gestes qu’il a pu poser. J’ai davantage eu l’impression que c’était de ne plus le pouvoir à présent, de ne plus avoir d’emprise sur moi. Il s’est toujours ennuyé ferme avec sa femme, n’est-ce pas… Je pianote sur mon téléphone, lui envoyant la première réponse à ses messages depuis des jours déjà. Ne m’écris plus. Ne m’appelle pas. Quelques secondes à peine plus tard, un nouveau message de sa part entre. Qu’est-ce que tu vas faire ??? Tu ne peux pas tout plaquer comme ça. Si, je le peux. Je l’ai fait déjà. Cependant, je me demande, moi aussi, ce que je ferai à présent. J’ai envie de voyager, je peux me le permettre. J’ai envie de rentrer chez moi, de revoir mon père, mes amis, le peu de famille qu’on a. Mais ce que je ferai, je l’ignore.

No alarms and no surprises
No alarms and no surprises
Silent, silent

Et même trois ans plus tard, je ne sais toujours pas ce que je ferai de ma vie. J'ai cette étrange sensation surréaliste de l'avoir déjà vécue, ma vie, du moins ce qu'elle a comporté d'important. Il me semble parfois aujourd'hui que ça a été d'un autre monde, quelque chose d'improbable. Les quelques fois où on m'aborde en me parlant de ma musique, je reste interdit. À Whitby, peu m'en parlent et cela est sans doute pour le mieux. J'arrive à oublier, la plupart du temps. Je ne suis que redevenu que ce j'étais destiné à devenir. Comme Cendrillon, pour qui minuit est passé. Ça a été ma décision, alors je m'emploie chaque jour à faire du mieux que je le peux pour ne pas la regretter. Lorsque la scène me manque, je sors du placard l'une de mes guitares et m'offre une séance. Seulement, cela m'est presque aussi douloureux que d'en éprouver le manque.