ctrl++

Tu n'es pas vraiment un fana d'études, mais puisque tu ambitionnes de devenir vétérinaire, tu essaies tant bien que mal de travailler au mieux, d'être attentif en classe et d'avoir de bonnes notes. Et puis l'école te permet de passer quelques heures dans un environnement relativement sain, contrairement à ce que tu as à la maison. Il ne faut pas se méprendre, ta mère tu l'adores, avec toi elle est adorable, elle se plie en quatre pour que tu puisses vivre le plus décemment possible, et tu dois bien admettre qu'elle se débrouille pas trop mal, puisque personne ne soupçonne son mode de vie et ce qu'elle fait comme métier. Parce que oui, t'es un fils de prostituée et ton père, un de ses clients, tu ne le connais pas, tu ne sais pas qui il est, parce qu'elle n’a jamais voulu te le dire. Mais toi tu sais, tu as compris en grandissant que ton père c'est le pire des connards qui existe sur terre, que ta mère elle n’a jamais voulu coucher avec lui, qu'il la forcé et que ce mec, ce n'est pas un client, oh que non, elle faisait trop attention, elle prenait ses précautions avec eux, ton père, c'est son mac. Tu le sais, mais tu laisses croire ta mère que tu crois à son mensonge, et t'évites soigneusement de croiser le chemin de l'homme à qui tu dois la vie, sous peine de lui mettre ton poing dans sa figure, sachant qu'en faisant ça, ça ne ferait qu'empirer ta situation et celle de ta mère. C'est d'ailleurs pour l'éviter quand il vient chercher son dû, que tu traines autant à la bibliothèque après le collège. Malheureusement pour toi, aujourd'hui, la bibliothèque est fermée pour inventaire, alors tu rentres chez toi à contrecœur, espérant juste qu'il sera déjà passé et que tu n'auras pas à le voir. Utopie, ce gars est réglé comme du papier à musique, et tu aperçois sa belle voiture garée juste devant l'entrée du vieil immeuble où tu vis avec ta mère. « Maman ! » Tu l'entends crier, tu te mets à courir. T'es pas bien âgé encore, t'es à peine dans la pré adolescence, mais tu as l'impression que tu serais capable de le tuer s'il est en train de la toucher. Encore un cri, t'arrives sur votre palier quand une détonation te fige. La porte est grande ouverte et tu le vois lui, un revolver dans la main et ta mère gisant au sol. Le courage te fait défaut, à moins que ce soit ton esprit censé qui prend le dessus, mais tu fais demi-tour et te mets à courir le plus vite que tu peux. Tu ignores totalement s'il t'a vu et pour le moment, tu t'en fiches, tout ce qui compte, c'est que tu arrives le plus vite possible au poste de police. « Elle est morte, je vous dis, il l'a tuée, juste devant moi, je ne vous mens pas. » Évidemment, ils ne te croient pas, en tout cas, pas dans l'immédiat, mais un agent, devant ton air complètement paniqué à l'idée de retourner chez toi, fini par convaincre ses collègues d'aller au moins jeter un oeil. Et c'est là, le début de ta fuite, le début du changement de vie pour toi.

C'est bientôt le jour du procès de cet homme que tu sais être ton père, mais surtout de cet homme que tu as vu tuer ta mère. Tu l'attends autant avec impatience que tu ne le redoutes. Tu n'as pas envie de le revoir, tu as peur pour toi, pour ta vie, même si la police t'a assuré te protéger. D'ailleurs, tu es hébergé depuis près de trois ans dans un appartement temporaire, avec une policière pour baby-sitter, qui auprès des voisins, se fait passer pour ta mère, alors que toi tu arbores une identité qui n'est pas la tienne. L'idée ne t'enchante pas, mais tu ne protestes pas, les artifices de la protection des témoins t'es assez intelligent pour savoir que c'est pour ton bien. « Thomas, il faut que nous parlions de la suite. » Tu hoches la tête, te tenant droit, impassible, presque comme absent, mais c'est ta nouvelle façon d'être, t'essaies de ne plus rien laisser t'atteindre. Comme elle voit que tu lui prêtes attention, elle poursuit. « Le procès est dans quelques heures, l'assassin de ta maman à un très bon avocat, mais je ne pense pas qu'il s'en sortira pour autant, je préfère juste te prévenir qu'il y a de fortes chances qu'il ne fasse que quelques années de prison. » Tu ne comprends pas vraiment comment un homme qui tue quelqu'un de sang-froid, peu importe sa condition, peut s'en tirer à si bon compte alors tu sers les dents, et le vieux livre corné et usé que tu étais en train de relire contre toi. Ce livre, c'est tout ce qu'il te reste de ta mère, elle te l'avait offert, c'était son préféré, et tu le trainais partout avec toi, il était donc dans ton sac à dos quand tu t'es enfui. « Tu vas devoir encore changer d'identité, et tu vas partir vivre à Londres, on t'a tout arrangé pour que tu sois en sécurité et qu'il ne puisse jamais te retrouver. » Tu la regardes sans vraiment la voir, puis tu baisses les yeux sur ton exemplaire d'Orgueil et Préjugés. « Austen. Si je dois changer de nom encore, je veux m'appeler Austen. » Elle te sourit en posant à son tour les yeux sur l'ouvrage et acquiesce. « Je devrais pouvoir arranger ça. C'est vrai que tu me fais souvent penser à Mr Darcy dans ta façon d'être. » Tu écarquilles les yeux, voyant qu'elle semble connaitre, finalement, elle est peut-être moins nulle que ce que tu croyais. Ce n’est pas la première à te le dire en plus, mais ce n'est qu'à moitié étonnant, ce personnage, il te fascine depuis ta première lecture de cette histoire, et tu t'es forgé le caractère en fonction de lui, plus encore depuis le meurtre de ta mère, depuis que tu as dû changer d'identité, quelle meilleure occasion de devenir un autre ? « Tu as une préférence pour ton prénom ? » Tu t'apprêtes à lui dire que tu t'en fiches, quand une idée te vient. « Ellis. » Tu ne te justifies pas, et elle ne te demande pas d'explication, mais ce prénom tu l'as pris du pseudo utilisé par Emily Brontë, autre auteur que ta maman t'as appris à aimer. Le procès est passé, c'était pénible et son regard t'a glacé les sangs. Son manque de remords t'as donné envie de passer au-dessus du banc et d'aller l'étrangler, mais toi, maintenant, t'es flegmatique, toi maintenant t'es calme en apparence, toi maintenant tu ne laisses plus rien paraitre, toi maintenant tu restes mystérieux. Même à l'annonce du verdict, qui est très loin de te satisfaire, tu ne bronches pas. Pas une larme ne s'échappe de tes yeux, même si à l'intérieur, t'es effondré. Ce connard a pris seulement dix ans et encore à peine plus de la moitié en ferme. Tu es écoeuré, mais on ne te laisse pas le temps d'y penser, t'es emmené vers ta nouvelle vie dans la capitale anglaise.

Tu ne pensais absolument pas t'adapter aussi bien à ta nouvelle vie londonienne. Mais il faut bien avouer que tu as été bien aidé. C'est un directeur d'un hôtel de luxe qui a accepté de t'accueillir et de te servir de couverture, tu vis donc sur place et tu es son apprenti. C'est certain que ce n'est pas réellement la carrière dont tu rêvais, mais tu n'as pas vraiment à te plaindre. Passer d'un petit appartement miteux dans un quartier pourri d'Édimbourg à une chambre plus grande que votre ancien appart dans un des plus beaux hôtels de Londres, non clairement, tu n'as pas perdu au change, même si évidemment, ta mère te manque atrocement. « Tu fais du bon travail Ellis, je suis vraiment très fier de toi. » Tu souris légèrement, toi aussi t'es fier de toi, de ce que tu as accompli, de ce que tu es devenu, mais tu ne montres pas plus d'enthousiasme que ça. Tu as appris à garder tes émotions pour toi, à ne pas te dévoiler, moins les gens peuvent te comprendre, moins il y a de risque qu'on comprenne qui tu es réellement et que l'autre te retrouve. Tu avais déjà commencé enfant, mais tu as clairement et sciemment calqué ton caractère et ta façon d'être sur celle de Fitzwilliam Darcy. « Merci, je compte bien arriver à votre niveau. » Et puis tu es plutôt quelqu'un de franc et d'ambitieux toi, t'irais pas jusqu'à dire que tu prendrais bien sa place, mais cela ne t'empêche pas de le penser. Ô, peut-être pas tout de suite, mais comme il n'a pas de fils, tu te vois bien être celui qui reprendra les rênes à sa retraite. En attendant, tu vises le poste de directeur adjoint, bien que tu sois encore un peu jeune pour ça, mais tu es bourré d'idées pour l'aider à s'améliorer et tu comptes bien sur ça pour te faire bien voir. « Le travail pense, la paresse songe. » Le directeur te regarde et arque un sourcil devant ta citation. « Jules Renard hein ? T'es amusant comme garçon, cultivé certes, mais amusant. » Ça te fait sourire. Tu sais que ta manière de t'exprimer par citation, beaucoup de gens trouvent cela étrange, et toi, ça t'amuse. C'est assez paradoxal, parce que tu es censé te fondre dans la masse, ne pas te faire remarqué, mais en même temps, tu as besoin et tu aimes qu'on te porte de l'attention, alors tu te démarques comme tu peux, et tes nombreuses citations en sont un excellent moyen, sans trop te dévoiler.

Ça fait plusieurs années maintenant que tu es là, que tu évolues au sein de l'hôtel. T'es toujours considéré comme apprenti pour le moment, mais tu as réussi à force de volonté d'acquérir déjà pas mal de responsabilités pour un jeune homme de ton âge. À peine vingt ans, et déjà au sommet, enfin pas encore vraiment, mais t'aimes bien le faire croire, ça te donne plus de crédibilité, enfin que tu crois. « Tu sais Ellis, tu devrais sérieusement songer à t'inscrire à l'université, en business international, ça t'aiderait vachement pour ton boulot à l'hôtel. » Tu n'as pas énormément d'amis, tu évites que les gens deviennent trop proches de toi, qu'ils ne s'attachent trop à toi, tu as peur pour eux qu'à te fréquenter il puisse leur arriver quelque chose si jamais l'autre te retrouve. Mais dans ta vie depuis quelque temps, il y a Noa, c'est un jeune homme assez réservé, discret et très censé que tu apprécies énormément. Tu ne voulais pas lui laisser prendre autant de place dans ta vie, mais le fait est qu'aujourd'hui, tu le considères un peu comme un grand frère, il est ton meilleur, ton confident. Il sait beaucoup de toi, mais tu n'as pas encore trouvé le courage de lui raconter la vérité, tu ne le peux pas de toute façon, ce serait trop risqué. D'autant plus risqué que maintenant l'emprisonnement ferme du mac de ta mère arrive à son terme, et qu'il va pouvoir faire une demande de libération anticipée, et vu les avocats qu'il a, tu le sais qu'il l'obtiendra ce connard. « Je sais Noa, mais je ne sais pas s'il me laissera prendre le temps de suivre des études, avec tout ce que j'ai à faire à l'hôtel. » C'est une excuse, t'as même pas essayé de lui demander, t'es bien plus lâche que tu ne le fais croire, même si tu sais qu'au fond le jeune homme n'a pas tord. Le truc, c'est que tu culpabilises à mort de t'en être si bien sorti dans la vie, alors que ta mère est morte, alors que tu n'as rien pu faire pour la sauver, alors que sans sa mort, tu ne serais pas là où tu en es aujourd'hui. T'es en colère aussi, contre cet abruti qui va bientôt se retrouver dehors et contre lequel tu ne peux rien faire de plus. Tu voudrais lui en parler, t'aurais besoin d'avoir quelqu'un à qui parler de tout ça, de ton passé, de ta véritable identité. Tu sais que Noa, tu pourrais lui faire une confiance aveugle pour ça, mais si tu ne le fais pas, c'est pour le protéger lui. « Et alors, Darcy ça donne quoi, toujours aussi insupportable ? » Tu ris de bon coeur, au moins le cas Darcy tu as pu lui en parler, enfin pas complètement. Cette fille, elle et plaît, c'est indéniable, elle a une certaine répartie, de l'esprit, bon elle est remplie de préjugés qui te gavent, mais en même temps tu t'amuses à les alimenter, alors bon, faut pas trop te plaindre. « C'est un peu plus compliqué que cela. Mais je n’abandonne pas. » Le plus gros problème avec la demoiselle, ce n'est pas elle, tu sais que t'es capable de l'apprivoiser, non le problème, c'est son père. Cet homme, malheureusement, tu le connais que trop bien, enfin ton ancien toi le connait trop bien, car il est l'avocat principal de ton géniteur, de cet assassin qui t'a fait grandir sans maman. Tu as certes changé en six années, mais t'es presque certain qu'il te reconnaitrait quand même, et tu ne peux pas prendre ce risque, ce qui complique les choses avec la jeune femme. Cette fille-là, c'est un défi pour toi. Pour une fois qu'une fille te plaît vraiment et te donnerait bien envie de te poser, puisque jusque-là, tu te contentes de passer d'une fille à l'autre, sans jamais leur laisser la possibilité d'espérer quoi que ce soit de plus que ce que tu veux bien leur donner.